1/10 – Quelle part du nucléaire dans le développement d’autres technologies ? Immense et souvent ignorée - Sfen

1/10 – Quelle part du nucléaire dans le développement d’autres technologies ? Immense et souvent ignorée

Publié le 18 janvier 2021 - Mis à jour le 28 septembre 2021
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Quels sont aujourd’hui les secteurs industriels qui ont le plus bénéficié des technologies développées dans le nucléaire ?

Frank Carré : On peut distinguer trois types de retombées relatives à la recherche et au développement technologique : les transferts historiques, les transferts liés au perfectionnement de technologies empruntées à d’autres secteurs, et les innovations résultant d’hybridations de technologies avec des sciences ou techniques nucléaires. Dès les années 1950, le caractère très pluri- disciplinaire de l’énergie nucléaire et l’étude des mesures propres à assurer la protection des personnes et des biens ont conduit à une première vague de transferts vers d’autres secteurs disciplinaires et industriels :

↦ la médecine nucléaire s’est développée avec des diagnostics et des thérapies utilisant des traceurs et des implants radioactifs, ainsi que certaines techniques d’imagerie médicale ; 

↦ des développements pionniers en science des matériaux ont été réalisés pour pouvoir les utiliser sous irradiation. Cela a été une percée scientifique à l’origine de nombreuses applications dans d’autres secteurs industriels telles que la prédiction du vieillissement et de la durée de vie de composants ; 

↦ des technologies originales de microélectronique silicium (CMOS, puis SOI, etc.) et de microélectronique durcie sont nées à la fois du besoin d’électronique pour l’instrumentation et de la maîtrise fine de la science des matériaux ; 

↦ des moyens de télé-opération ont été mis au point pour intervenir en milieux hostiles ; 

↦ des générateurs radio-isotopiques à base de plutonium 238 ont équipé les stimulateurs cardiaques implantés dans les années 1980 avant que n’arrivent sur le marché des piles électriques avec une durée de vie supérieure à 10 ans.


De nombreuses innovations de portée générale ont bénéficié d’apports de sciences ou de technologies développées pour l’énergie nucléaire : pharmacie, espace, défense, agroalimentaire, industrie, nanotechnologies…


À ces transferts historiques s’ajoutent ceux vers des secteurs industriels à haut risque, et de technologies développées spécifiquement pour assurer la sûreté et la sécurité de l’énergie nucléaire, ou pour permettre des interventions en milieux hostiles, telles que l’assainissement de sites et la gestion de déchets toxiques. Le développement de l’énergie nucléaire a par ailleurs emprunté certaines méthodes et techniques à d’autres secteurs et a contribué à les enrichir souvent pour des enjeux de sûreté, ce qui a accéléré des progrès pour les applications d’origine. Il en est ainsi des études probabilistes de sûreté empruntées à l’aéronautique, de l’analyse sismique des bâtiments, de certains contrôles non destructifs empruntés au domaine médical, de la robotique d’intervention en milieux hostiles, de bétons adaptés à des usages très spécifiques et d’utilisations très élargies de fibres optiques à réseaux de Bragg.

De nombreuses innovations de portée générale ont bénéficié d’apports de sciences ou de technologies développées pour l’énergie nucléaire. La promotion et la valorisation des rayonnements ionisants et du marquage radio-isotopique des molécules ont permis de perfectionner l’imagerie médicale, la pharmacologie, la conservation de denrées alimentaires, la surveillance de l’environnement, parmi bien d’autres applications. La science des matériaux a naturellement conduit à celle du soudage et d’autres procédés d’assemblage. Dans sa dimension atomique et mésoscopique, elle a aussi conduit aux nanosciences et aux nanotechnologies porteuses d’innovations, telles que l’optronique adaptée à la détection infrarouge, le stockage optique ou magnétique de données, ou encore les micro-lasers. La possibilité de réaliser des microsystèmes et de les intégrer dans des dispositifs miniaturisés a ouvert une nouvelle voie d’innovations. Il en a été de même avec la possibilité d’associer ces microsystèmes ou d’autres systèmes, à des logiciels fiabilisés par des techniques développées pour leur application au nucléaire, ce qui a permis une grande diversité de capteurs et de dispositifs intelligents pour l’industrie, l’espace, la défense et la médecine.

Quelle est la place du CEA dans le développement de toutes ces technologies ?

Frank Carré : Ce foisonnement d’innovations dérivées des sciences et technologies du nucléaire, soutenu par une solide expertise en science des matériaux, a conduit le CEA, à la fin des années 1990, à faire reconnaître une mission qui relevait de développements technologiques à même de stimuler l’économie nationale. Il en a résulté une évolution encouragée par les pouvoirs publics qui a engagé le CEA dans un mouvement de diversifications ambitieuses, hors le nucléaire, vers les sciences du vivant, les technologies de l’information, la microélectronique et la nanotechnologie et les énergies bas carbone. C’est dans ce cadre qu’ont été lancées et activement poursuivies des recherches sur de nouveaux concepts de technologies photovoltaïques, de stockages d’énergie (batteries, hydrogène), de systèmes de conversion (piles à combustible), voire de systèmes hybrides de production/stockage d’hydrogène.

Autant de nouvelles technologies pour des énergies décarbonées dont le développement dynamique a conduit le CEA à devenir, en 2010, le « Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives ».

Quels sont les transferts de technologies potentiels à venir ? Que peut offrir le nucléaire ?

Frank Carré : À partir de 2013, le CEA a développé une stratégie régionale d’accompagnement des entreprises dans leur demande d’innovation pour contribuer à la croissance industrielle, notamment dans les secteurs de l’imagerie médicale, de l’usine du futur, de la caractérisation fine de matériaux, de l’électronique de puissance, des systèmes embarqués, de l’ingénierie des matériaux, de la fabrication additive ou de l’agriculture du futur. Ce transfert de technologies en région trouve aujourd’hui son prolongement dans une demande explicite des pouvoirs publics au CEA de participer, en plus de ses missions originelles et avec ses partenaires de la recherche et de l’industrie, aux transitions socio-économiques clés de notre époque : accélérer la transition énergétique, contribuer à la transition numérique, et développer des technologies pour la médecine du futur.

Le nucléaire peut aussi offrir une expérience d’organisation optimisée pour prévenir les risques et gérer les situations de crise. Une expérience qui peut s’appliquer à tous les risques majeurs existants, comme les séismes, les tsunamis, les risques industriels, et ceux liés à l’évolution du climat.

Le savoir-faire français en matière de technologies nucléaires et sa capacité d’exportation vers d’autres secteurs, notamment à l’international, sont-ils suffisamment valorisés ?

Frank Carré : Le savoir-faire français en matière de technologies nucléaires est bien connu, qu’il s’agisse des exportations de réacteurs dans le monde, d’EDF, exploitant du plus grand parc de production nucléaire, ou du CEA et ses recherches. Cette reconnaissance internationale d’expertise perdure aujourd’hui dans un contexte difficile pour l’industrie nucléaire, mais ne saurait se maintenir sans perspective de renouveler au moins partiellement le parc électronucléaire. Quant à la part que nombre de technologies du quotidien doivent, directement ou indirectement, à la recherche et au développement nucléaire, elle est aujourd’hui assez ignorée du fait d’un processus d’oubli à mesure que les années passent, et de la difficulté d’en retrouver sa trace à travers les hybridations entre disciplines, expertises et techniques qui ont mené jusqu’à elles. C’est l’objectif de ce dossier de la RGN que d’éclairer une partie de cet héritage méconnu des recherches pour l’énergie nucléaire.


Entretien avec Frank Carré, directeur scientifique au CEA – Direction des énergies – Crédit photo – EDF – Eranian Philippe

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