De l’énergie nucléaire pour les vaisseaux spatiaux européens - Sfen

De l’énergie nucléaire pour les vaisseaux spatiaux européens

Publié le 30 juin 2015 - Mis à jour le 28 septembre 2021
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Aller toujours plus loin, plus vite : l’exploration spatiale passe par la mise au point de nouveaux modes de propulsion des vaisseaux spatiaux. L’utilisation du plutonium 238 comme source d’énergie a déjà permis de repousser les limites de nos connaissances sur le système solaire. Mais sa fabrication a été interrompue et les stocks s’amenuisent… ne permettant plus qu’un nombre limité de missions. Un enjeu qui a conduit l’Europe à rechercher des technologies alternatives. L’américium 241 pourrait bien être la clé de la prochaine génération d’engins spatiaux.

L’espace est un espace impitoyable. Il y fait incroyablement froid et c’est un environnement hostile pour l’homme et les machines. Les distances pour aller où que ce soit dépassent l’entendement.

Prenez par exemple la sonde New Horizons de la NASA. À la mi–juillet, elle est arrivée à proximité de Pluton et sa lune Charon. Partie en janvier 2006, New Horizons a mis 10 ans et parcouru 5 milliards de kilomètres (à 50 000 km/h) pour arriver là, passer quelques minutes à proximité de la planète naine et va passer la prochaine année à transmettre les données qu’elle a recueillies. Voyager 1 est un autre exemple. Lancée en 1977, la sonde est aujourd’hui à 18 milliards de kilomètres de la Terre et fournit toujours aux scientifiques de nouvelles données exploitables sur les planètes externes du système solaire et au-delà. Plus près de nous mais toujours avec un délai de transmission des informations qui se compte en minutes, le Laboratoire scientifique pour Mars (Mars Science Laboratory) est un véhicule astromobile de la taille d’une petite voiture, qui prélève sur Mars des échantillons de roche et en étudie la surface.

Le plutonium 238 : une source d’énergie précieuse…

Ces engins spatiaux partagent tous l’ingéniosité, l’innovation et l’esprit pionnier de l’humanité. Ils portent aussi tous la même source d’énergie dans leur cœur, qui leur fournit la chaleur et l’énergie indispensables dans le vide sombre et froid de l’espace. Au cœur de ces engins rougeoient quelques kilos de plutonium 238. Sans ce 238Pu, ces engins spatiaux ne survivraient pas : l’énergie solaire est trop faible et la durée de vie des batteries conventionnelles n’est pas suffisante. La chaleur du plutonium réchauffe les systèmes vitaux et peut être convertie en électricité grâce à l’effet thermo-électrique Seekbeck [1]. Avec une demi-vie de 87,7 ans, le plutonium est en mesure de produire de la chaleur et de l’électricité pour bien plus d’un siècle.

Le 238Pu est utilisé comme source d’énergie pour les vaisseaux spatiaux depuis les premiers jours de l’exploration de l’espace. Il a démontré qu’il était une source d’énergie efficace là où l’utilisation de l’énergie solaire s’avère impossible. Son utilisation comme source d’énergie pour les engins spatiaux a été développée par les États-Unis et la Russie qui ont consacré plusieurs centaines de millions de dollars à son développement et sa production. Toutefois, les unités de production de plutonium 238 ne sont plus en service et le niveau des stocks existants dans le monde ne permettra plus qu’un nombre limité de missions.

… mais en rupture de stock

Fabriquer du plutonium 238 coûte cher et doit répondre à des exigences spécifiques. D’abord, vous avez besoin d’un réacteur avec le bon flux neutronique et de suffisamment de neptunium 237, matière première du plutonium. Vous avez ensuite besoin d’une petite usine de retraitement nucléaire pour séparer chimiquement le plutonium du combustible hautement -radioactif. Au fil des ans, cet isotope a été produit par un certain nombre de pays, dont les États-Unis, la Russie et le Royaume-Uni. Il a aussi été utilisé dans les années 1960-1970 pour fournir l’énergie des stimulateurs cardiaques.

Dans le cas des applications spatiales, les stocks de plutonium se réduisent. Les États-Unis, reconnaissant l’importance du 238Pu, ont indiqué reprendre sa production. Mais les stocks actuels et les niveaux de production à court terme ne sont pas suffisants pour soutenir le large programme de missions spatiales que la communauté scientifique américaine souhaite engager.

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Le vaisseau New Horizon

L’américium 241 : l’alternative européenne

En Europe, sans stocks de 237Np ni installations disponibles, la production de plutonium 238 est estimée trop coûteuse. Par conséquent, -l’Europe a décidé de porter ses efforts sur un autre matériau accessible qui pourrait fournir l’énergie des prochains engins spatiaux : l’américium 241. En très petites quantités, de l’ordre d’1 micro-curie, l’241Am fournit le rayonnement ionisant alpha des détecteurs de fumées que nous installons dans nos logements. En grande quantité, ce même rayonnement alpha génère une chaleur comparable à celle du 238Pu.

Membre de la série des transuraniens, l’américium est un déchet produit dans les réacteurs lors de l’irradiation du combustible nucléaire par les neutrons. Typiquement, une tonne de combustible nucléaire irradié peut contenir 100 grammes d’américium. On peut l’extraire du combustible irradié, mais c’est difficile et coûteux pour un rendement relativement faible. De plus, cet américium n’est pas de l’241Am « pur » et il contient beaucoup d’autres isotopes. Ce mode de production n’est donc pas la solution adaptée.

Une option alternative est d’exploiter la désintégration bêta du 241Pu. Quand le combustible nucléaire est retraité, le plutonium est séparé de l’uranium et des produits de fission et stocké pour être réutilisé comme combustible dans les réacteurs nucléaires civils [2]. Le combustible utilisé dans un réacteur civil contient une gamme d’isotopes de plutonium, dont le 241 qui a une demi-vie de 14 ans, et qui conduit à la formation de l’américium 241.

Le stockage à long terme de plutonium civil retraité peut donc permettre de produire de l’américium 241 isotopiquement pur, via la désintégration bêta. Tout comme l’américium présent dans le combustible nucléaire usé, cet américium est traité en déchet par l’industrie nucléaire et doit être retiré avant que le plutonium ne soit réutilisé. Au Royaume-Uni, plus de 100 tonnes de plutonium ont été recyclées et entreposées, certaines depuis plusieurs décennies, offrant ainsi une source potentiellement abondante et fiable d’241Am, qui serait sinon éliminé comme déchet.

Cet américium peut être récupéré dans le plutonium stocké grâce à un procédé chimique relativement simple et rentable, sans travailler à partir du combustible usé hautement radioactif. Le schéma du procédé de séparation de l’américium 241 à partir du plutonium stocké est le suivant :

  • Ag2+ et dissolution catalytique dans l’acide nitrique ;
  • séparation Am/Pu par extraction au solvant ;
  • séparation Am/Ag par extraction au solvant ;
  • formation (précipitation oxalate) et emballage d’un produit PuO2 ;
  • formation (précipitation oxalate) et emballage d’un produit Am2O3.

Tirer parti des atouts de l’américium

Quand le 238Pu a une demi-vie de 87,7 ans et une puissance thermique de 0,4 W/g, l’américium 241 a une demi-vie de 432 ans mais une puissance thermique de 0,1 W/g. La plus longue demi-vie signifie que la chaleur, et donc l’énergie qu’elle libère, diminue plus lentement que dans des systèmes de puissance égale. En outre, la pureté isotopique de l’241Am, supérieure à 99 %, compense partiellement la faible puissance thermique (W gr). L’efficacité globale du système radio-isotopique est abordée en exploitant les avantages de l’américium 241 (plus faible température de fonctionnement et longue demi-vie) et en prenant en considération la manière dont la répartition géométrique du combustible affecte le volume global du système.

Actuellement, le programme européen met l’accent sur le développement de générateurs thermoélectriques à radio-isotopes (Radioisotope Thermoelectric Generator – RTG) évolutifs d’une puissance électrique de 10 à 50 W avec une puissance spécifique de l’ordre de 1 à 2 We/kg. Ce que l’on peut comparer à des RTG au 238Pu qui délivrent environ 120-130 W avec une puissance d’environ 3 W/kg.

L’américium 241 est également bien adapté pour les unités de chauffage à radio-isotopes (Radioisotope Heater Unit – RHU). Dans ces systèmes, la faible densité de l’américium en fait une option attractive. Ces unités offrent également la possibilité de très petits RTG d’une puissance de moins d’1 We, où la production d’énergie par conversion thermoélectrique est une option intéressante pour les missions courtes ou à petit budget. De petites quantités d’énergie électrique combinées à des sources de chaleur pourraient ouvrir la voie à de nouveaux types de mission. Les batteries chimiques modernes, protégées du gel spatial par les sources de chaleur, suinteraient, alimentées par le RTG, fournissant une énergie utilisable pour de petits engins spatiaux comme des CubeSats (nano-satellites) ou des atterrisseurs (landers). La chaleur des déchets pourrait aussi être utilisée pour la gestion thermique.

Plusieurs développements en cours

Les développements sont rapides en Europe. En 2009, l’Agence spatiale européenne (ESA) a financé un programme qui a établi la faisabilité de la production d’241Am, réalisé des pastilles-tests, développé et testé un prototype de laboratoire pour un RTG de 5 W et développé de nouveaux générateurs thermo-électriques adaptés à la température de l’américium 241. Le programme développe également un moteur de conversion Stirling, système de conversion potentiellement plus efficace, tout en explorant la conception de futurs RHU. La question de la sûreté et de ses exigences est également un élément clef du programme de travail.

D’ici un an ou deux, des progrès seront visibles tant dans la maturité des technologies clé et des systèmes de conversion de chaleur radio-géniques que dans la consolidation du design des RTG.

Comme pour tout dans le monde moderne, le succès sera intimement lié à la poursuite du financement. En supposant que le financement soit maintenu, il faudra une dizaine -d’années pour créer une chaîne complète de production d’énergie à base d’241Am, ce qui est une durée classique pour un programme spatial ambitieux.

Un soutien continu et des progrès notables pourraient permettre de démarrer des RHU à l’américium dans le milieu des années 2020 et les RTG juste après. Compte tenu de l’abondance et du faible coût de la production d’241Am, comparée à celle du 238Pu, les RTG et RHU européens peuvent être des sources efficaces et fiables pour fournir la chaleur et l’énergie électrique d’une large gamme de missions spatiales.

Une technologie complémentaire pour des petits engins spatiaux

La possibilité de réaliser des missions d’un type différent (petit engin spatial peu exigeant en termes de puissance) fournit une technologie complémentaire aux grandes missions américaines basées sur le 238Pu. Cela ouvre aussi la voie à des collaborations internationales structurées avec des partenaires dotés de cadres de sûreté réglementaires, pour tester les infrastructures. Tout en offrant une expérience inestimable. L’Union Européenne pourrait développer un programme nucléaire pour l’espace qui mutualiserait les efforts de R&D et les coûts.. Pour y parvenir, il faudra s’appuyer sur les succès historiques des collaborations avec les Etats-Unis.

Alors que New Horizons dit au revoir à Pluton et démarre son voyage d’exploration de la ceinture de Kuiper, il reste encore de nombreux endroits inexplorés dans le système solaire.

Des sous-marins explorant Titan, des engins spatiaux en orbite autour d’Uranus ou des ballons flottant dans l’atmosphère de Vénus sont des objectifs encore difficiles à atteindre et qui échappent encore à de nombreuses communautés scientifiques. L’241Am européen a très concrètement le potentiel d’être la technologie clé qui permettra à la prochaine génération d’engins spatiaux pionniers de plonger encore plus loin dans le système solaire.


L’effet Seebeck est un effet thermoélectrique découvert par le physicien du même nom en 1821. Il se produit lorsqu’une différence de température engendre une tension électrique dans un dispositif, notamment à la jonction de deux matériaux. Son utilisation la plus connue est la mesure de température à l’aide de thermocouples. Il est également à la base de la génération d’électricité par effet thermoélectrique. 

Notamment dans les combustibles MOX.

Par Tim Tinsley, National: Nuclear Laboratory (Royaume-Uni)